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Ce
texte sur le dernier vol de St Exupéry, mi-docu,
mi-fiction,
a été écrit
par Daniel Brukhowsky, pilote et passionné d’aviation.
Le dernier vol d’Antoine
de Saint-Exupéry |
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Borgo
Bastia le 31 juillet 1944. 8H22
Les premiers
rayons d’un soleil en pleine ascension, là-bas,
vers l’Italie, fouettent d’éclats
argentés la carlingue du P38 Lightning, aux couleurs
de la 2/33, sur le parking Ouest de Borgo.
La verrière
ouverte, le capitaine Antoine de Saint Exupéry
termine sa visite pré-vol. Assis sur son parachute
et solidement sanglé sur le siège de l'étroit
cockpit, il enfile ses gants en prenant soin de bien
faire glisser la grosse gourmette d’argent à
l’intérieur de sa manche. Il vérifie
les instruments, met la batterie sur « On »,
contrôle les niveaux des réservoirs, essaie
le débattement des commandes, contact démarreur
et robinets de carburant ouverts. |
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Sitôt
le signal OK du mécano de piste, il met
en route le premier des deux Allison V 1710, douze
cylindres en étoile, de 1 720 CV chacun,
en démarrant le moteur gauche, comme la
procédure l'exige. Une secousse, un bruit
de tonnerre et l'odeur d'essence lui font fermer
sa verrière. D’une main ferme il
ajuste la puissance, le regard rivé sur
l’aiguille du compte-tours. D’un signe
de l’index tournoyant vers le mécano,
il prévient de la mise en route du second
moteur : encore un bruit assourdissant, un nuage
de fumée bleutée et l’énorme
hélice s’empresse de rattraper la
première en vitesse de rotation. Contrôle
des magnétos, de la pression d’huile,
mise en oeuvre des gyros.
Il affiche sur sa VHF la fréquence sol
de Borgo pour s’annoncer :
« – Fanion 18 au parking, pour mission
photo longue distance, prêt à rouler.
– Fanion 18 vous roulez pour la 34, un vent
du 320, 4 kts, QNH 1036 mbs.
– Fanion 18 Roger pour la 34, 4 kts du 320,
1036 pour l’alti.
– Correct 18. » |
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Il
lâche le frein de parking, avance la manette des
gaz et contrôle en bout de palonnier le roulage
de l’imposante machine en suivant la bande blanche.
Quelques coups de freins correcteurs, le balancement
vers l'avant de la cabine sur l'amortisseur de roulette
de nez, le taxiway défile. À travers la
verrière, la boule jaune du soleil qui se lève,
lui chauffe le côté gauche du visage et
se révèle en éclairs fugaces sur
les pare-brises des B17 alignés sur le parking,
de l’autre côté de la piste. Quelques
coups de freins pour tourner, et le voilà déjà
devant l’entrée de piste, en attendant
la clairance. Les volets sont baissés d'un cran.
L'ordre
de la tour arrive :
« – Fanion 18 clair décollage.
– Fanion 18 Roger ! »
Il aligne
soigneusement l’imposante machine sur la bande
centrale de la piste. Lâcher des freins en bout
de pieds, manette des gaz en avant, manche au neutre,
quelques petits coups de palonnier pour rester dans
l'axe de la piste et il surveille l’aiguille de
son badin. Chargé de carburant pour une longue
mission, les 9 tonnes du P38 demandent une vitesse minimum
de 120 kts pour autoriser le lever de nez. Les pneus
vibrent sur la piste grillagée. Un petit coup
de manche en arrière, la roulette avant déjauge...
trois secondes après, les roues cessent leur
bruit de roulement, il est parti ! Un coup de frein
pour stopper le mouvement des roues, palette du train
en position haute et il entend le bruit caractéristique
du train qui rentre avec les trappes qui se ferment.
Volets rentrés à 300 pieds, la puissance
moteur est ajustée pour la montée.
Dans
l’étincelante lumière de Corse,
devant lui, légèrement sur la droite,
les maisons blanches de Bastia, les remparts de la citadelle,
son église et, sur la mer, la coque noire d’un
bateau qui trace un sillage courbe vers les balises
clignotantes de l’entrée du port. Plus
loin, couchés sur un miroir bleu sombre et découpés
sur un ciel d’or, les reliefs de l’île
d’Elbe avec, de chaque côté, les
petites îles de Capraia et de Pianosa.
«
– Bastia de Fanion 18, pour sortie de circuit
et prise de cap ..?
– Autorisé Fanion 18, bonne route.
– Fanion 18 ! »
Un virage sur la gauche au cap 310 pour quitter le circuit
de Borgo. |
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Devant
lui, le col de Teghime, entre le cap Corse et
les Agriates. Il frôle le col à une
centaine de mètres et les serveurs d’une
pièce d’artillerie, pointée
vers une route qui serpente, lui font des signes
amicaux auxquels il répond d’un battement
d’ailes.
Déjà,
à sa gauche St Florent et son golfe. À
droite, des groupes de maisons isolées
sèment de petits chapelets blancs dans
le maquis marbré de verts du Cap Corse
qui va se fondre dans la mer. Jaillie d’un
écrin de verdure, l’église
de Patrimonio hisse son clocher vers le ciel.
Son imperceptible déplacement, sous le
glissement régulier de ses ailes, donne
au pilote la notion de son mouvement.
À
400 kts, le P38 atteint sa vitesse de croisière,
la côte Corse glisse en s'éloignant
sous l'aile gauche et il aperçoit la pointe
de l'île Rousse avec la bâtisse blanche
de son phare. Beaucoup plus loin, une petite couronne
de nuages encercle la coiffe de neige du Monte
Cinto, illuminée par la lumière
du matin. |
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Saint
Exupéry pense au berger qui lève
la tête, dérangé par le grondement
régulier des moteurs, un bol de café
fumant dans la main et son petit couteau à
la main pour trancher le pain chaud du matin.
Que de fierté dans le regard de celui qui
suit le point brillant de son avion. Il a appris
à aimer ce peuple rude qui a toujours su
chérir, chanter et défendre sa terre
sacrée.
Quelques
minutes de vol, et voilà, à ses
neuf heures, les murs de la citadelle de Calvi.
Le soleil étant, à cette heure-ci
à l’Est, derrière à
sa droite, il éclaire magnifiquement bien
cette dernière vision de la Corse. |
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Un
coup d'œil sur sa carte de vol. Un trait gras noir
indique la route à suivre, avec, de chaque côté,
des cercles jaunes, oranges et rouges : les zones des
portées radars, d’activité des chasseurs
ennemis et des défenses anti-aériennes,
autant de menaces à éviter. En fin de
trait, trois flèches vertes précisent
les "points photo" de la mission de reconnaissance.
Une légère correction de cap et, au loin,
sur l'avant droit, encore confondus dans les brumes
du matin, les premiers sommets des côtes de France.
Au briefing,
ce matin, le « météo » a été
formel : « Clair sur toute la nav ». Antoine
de Saint Exupéry, tout en surveillant ses cadrans,
choisit déjà les mots pour nous offrir,
dans ses livres, des images inoubliables…
Mais
là-haut, à 3 000 pieds au-dessus, invisible
dans la pâleur du ciel d'été, un
Messerschmitt 109 rôde...!!!!
Brukho
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